Note de conjoncture sociétale du Crédoc 2019 - Liberté, égalité, individualité

Sandra Hoibian, Charlotte Millot, Solen Berhuet, Jörg Müller Avec la collaboration de Régis Bigot, Patricia Croutte, Radmila Datsenko, Nelly Guisse, Victor Prieur

Sourcing Crédoc N°Sou2019-4748

Résumé

Le début 2019 se caractérise par une riche actualité que nous articulons autour de trois valeurs et tendances fondamentales qui imprègnent fortement la société française : Egalité, Liberté, Individualité.

Le contexte économique est marqué par la poursuite de la reprise. L’emploi s’améliore, le pouvoir d’achat également, l’investissement des entreprises repart. Cette reprise est ressentie principalement par les hauts revenus et classes moyennes supérieures. En bas de l’échelle des revenus, la population a le sentiment de faire du surplace, se sent de plus en plus prise en étau dans un marché de l’emploi qui se polarise entre des « lousy jobs » et des « lovely jobs », et perdante de l’évolution du déploiement territorial des services publics qui se recentrent sur les plus grandes densités de population. L’évolution des inégalités dans le monde, au travers de l’enrichissement des 1% les plus riches, touche peu la France (où les écarts de revenus sont faibles même s’ils progressent) mais elle inquiète et soulève la peur d’être soi-même et ses enfants les perdants d’une société de marché où tout est soumis à la compétition (emploi, logement, éducation, amour, etc…) au niveau national voire mondial. Les inégalités entre bas et hauts revenus, entre hommes et femmes, ne sont pas nouvelles mais elles sont de moins en moins tolérées. Chacun se compare de plus en plus, et a le sentiment d’être lésé dans une compétition jugée inéquitable pour de multiples raisons (aides sociales ou héritage, capacités ou efforts inégaux, ressources et contributions diverses), allant jusqu’à l’essor d’une certaine rancœur et méfiance contre une multiplicité d’ennemis de l’intérieur (« assistés », « riches », immigrés, etc.)

 En parallèle, la liberté individuelle est valorisée. Chacun doit pouvoir vivre sa vie « comme il l’entend ». Cette valeur est mobilisée dans la sphère publique et médiatique comme un ressort de la création et de l’initiative porteuse de croissance. Elle est présente au niveau symbolique comme le but ultime de chacun pour trouver l’épanouissement, et économique par le prisme de la consommation, pour laquelle chacun veut pouvoir exercer sa liberté, son pouvoir de consommateur, de citoyen. Le sentiment d’être entravé par des dépenses contraintes sur lesquelles il est difficile d’agir, d’être dans une mobilité géographique et professionnelle empêchée, d’être dépendant de l’action des pouvoirs publics est par conséquence vécu comme insupportable. L’attention portée à l’environnement est au plus haut, mais les individus ne souhaitent pas que celle-ci devienne une nouvelle contrainte. Ils attendent des changements qui viennent d’abord des entreprises, de l’Etat, de la technologie. Dans une société où la mise en scène est permanente, la visibilité de chacun devient un enjeu. La radicalité est davantage acceptée car elle est vue comme un moyen instrumental de résoudre des injustices, d’acquérir de nouvelles marges de liberté en attirant l’attention de ceux qui sont considérés comme ayant du pouvoir (médias, politiques, élites) sur la situation unique de chacun.

Dans la continuité d’un processus très ancien, la société s’individualise. Cette individualisation prend une nouvelle forme. Elle ne consiste plus à s’affranchir de groupes ou catégories imposées à la naissance, mais se traduit par le désir d’être soi, d’être singulier. L’émotion reprend une place à côté de la rationalité. Elle agit comme le révélateur et déclencheur de mobilisation collective, d’actions, entrainant une expression politique renouvelée, en rassemblant des individualités, après des années de désengagement de nos concitoyens. Le désir d’exprimer ses émotions et pensées singulières est également perceptible aussi dans le domaine artistique par exemple, où chacun a la possibilité via les outils numériques d’exprimer ses sentiments et regard sur le monde, au travers d’artistes virtuels collaboratifs par exemple. Il ne s’agit plus aujourd’hui de faire de la politique, du collectif, de construire un projet commun, ou de l’art pour tous, mais par tous. La gageure est d’autant plus importante que la valorisation de l’individualisation offre de nouvelles possibilités à chacun (dont une plus grande liberté) mais elle individualise autant les réussites que les échecs. À la fragilité de chacun (chômage, santé, situation affective, etc.) s’ajoute la responsabilité individuelle de celui-ci, posant de nouveaux enjeux au vivre ensemble et le besoin de créer de nouvelles formes de collectif.

Le mouvement des Gilets jaunes offre une forme de précipité des difficultés posées à la société française par le modèle d’une compétition entre individus. En majorité travailleurs pauvres, jeunes, en prise avec de nombreuses difficultés (handicap et problèmes de santé, accidents de la vie, faibles revenus, emploi peu valorisé), les Gilets jaunes ressentent un profond sentiment d’injustice, une impossibilité à accéder au modèle de société valorisé (liberté, égalité, individualité), le sentiment d’être oubliés et injustement considérés responsables de leurs difficultés. Cet écart se traduit pour nombre d’entre eux par du ressentiment et du rejet (des politiques, des riches, des étrangers). Pour d’autres par une radicalité considérée comme un instrument au service de buts légitimes dans une société qui ne prête attention qu’au spectaculaire. Elle conduit également à une participation politique renouvelée, plus dispersée et mouvante, en dehors des canaux démocratiques traditionnels, impliquant des citoyens qui longtemps s’étaient détournés de la sphère publique avec, au milieu de la colère, l’émergence de propositions.


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