Résumé
Le problème de l’analyse du contenu rentre dans celui de la recherche du sens ; c'est-à-dire, pour se limiter à l'exemple d'un texte écrit, du passage d'une suite matérielle de signes — lettres, idéogrammes ou mots — à des réalités que ces signes signifient. A la vérité, le sens peut être entendu diversement. Il y a d'abord le sens littéral que tout lecteur appartenant à la même communauté linguistique que l'auteur saisit rapidement. Nier que ce sens littéral soit généralement présent dans la plupart des textes relève du même idéalisme philosophique qui, partant des doutes légitimes, aboutit à contester inconsidérément la consistance des objets et leur existence même. Toutefois, ce sens littéral peut ne pas suffire. L'auteur peut avoir l'intention de communiquer par son texte une leçon dont le sens littéral n'est qu'une analogie. Il peut encore, sans en avoir l'intention, révéler dans son récit une préoccupation profonde qu'il désirerait cacher ou dont il n'a qu'une vision diffuse. Enfin, au fil d'un texte, sans en conserver le sens littéral ni y chercher la personne de l'auteur, on peut trouver des éléments répondant à une question à laquelle tel lecteur s'intéresse particulièrement. Prenons l'exemple d'une parabole évangélique comme celle du semeur : le sens littéral nous représente clairement un homme qui laisse échapper des grains de blé dont la germination réussit plus ou moins bien. Les disciples du Christ ont immédiatement saisi ce sens littéral ; mais ils savent que leur maître a une autre intention qu'ils ne comprennent pas et sur laquelle ils s'interrogent. Jésus leur révèle alors que la semence doit être entendue comme le message doctrinal, la parole qui porte plus ou moins de fruits selon ceux qui la reçoivent. Enfin, un ethnologue contemporain peut considérer ce texte comme un témoignage sur la vie rurale en Galilée ou en Judée il y a vingt siècles.
Cette première distinction entre trois sens que nous appellerons littéral, symbolique et documentaire n'épuise pas la diversité de points de vue possibles en analyse de contenu. Dans certains cas, par exemple dans l'exégèse d'un psaume vénéré comme chose sacrée, ou seulement celle d'un poème reconnu précieux, le lecteur est prêt à se donner tout entier à la méditation du texte et il consentira à un développement de cent pages pour saisir tout ce qu'il sait être recélé dans vingt lignes. Dans les dépouillements des réponses libres faites à des enquêteurs ou dans celui des éditoriaux d'une année de la presse parisienne, le texte primitif semble au lecteur trop lâche et trop pauvre pour qu'il consente seulement sans maugréer à le lire attentivement une seule fois et il désirerait pourtant en avoir extrait au moins ce qu'il apporte de documents quant à telle ou telle position. Ainsi l'analyse du contenu peut être soit une glose extensive soit au contraire une réduction, ne gardant qu'un condensé d'une certaine fraction du sens.
Quant à la méthode, il ne fait pas de doute que la recherche du sens ne pourra dans toutes ses étapes se réduire à la substitution rigoureuse de signes à des signes. On doit plutôt concevoir des étapes successives dont certaines seront rigoureusement automatisées et d'autres beaucoup plus conjecturales. Par exemple, l'étude d'un texte antique pourra d'abord comporter la recherche de son sens littéral par la consultation systématique de dictionnaires s'il en existe d'assez complets, puis l'application de règles de grammaire. Ceux qui ont pratiqué la version savent que, selon la richesse documentaire du dictionnaire consulté, il peut être plus ou moins difficile d'aboutir à la certitude dans chacune de ces étapes — distinction des formes et construction syntaxique — et que finalement, c'est sur la vraisemblance du sens que l'on pourra résoudre les ambiguïtés laissées en suspend. De même, la distinction du sens littéral et du sens analogique pourra embarrasser celui qui n'a de la langue qu'une connaissance éloignée. Une locution française comme « le train de vie du président » pourra sembler fort imagée à qui croit que le président est comparé à une locomotive dont la collection de tableaux, les meubles précieux et les grandes réceptions sont assimilées à autant de wagons. Pour qui connaît l'usage contemporain, il n'y a pourtant rien à chercher, rien à trouver que de très prosaïque. Somme toute, les étapes successives ont chacune sa méthode propre, elles sont inégalement hasardeuses, mais se conjuguent dans la reconstruction du sens cherché.
Dans le problème que nous avons en vue de l'analyse de textes qui ne sont ni denses ni précieux mais ont valeur de document statistique, quant aux tendances d'une société en telle ou telle matière, il importe de constituer la chaîne qui conduit au sens de maillons aussi automatiques, aussi matériellement incontestables que possible. Par exemple, on cherchera à la lecture d'une prose abondante des thèmes principaux relevant de notre préoccupation. Cette première étape ne peut être automatique. Mais elle peut par la coopération de plusieurs lecteurs être affranchie des particularités de chacun d'eux sinon des obsessions et des cécités qui les frappent tous. Puis on recherchera dans chaque fragment la présence ou l'absence de chacun de ces thèmes, recherche qui prête parfois à doute mais peut être assez sûre. Ou encore, on relèvera les mots présents dans le texte et relevant des thèmes distingués, puis, sur une liste de ces mots on fera des comptages précis. A la vérité, et c'est un exemple de l’interaction entre les maillons, le comptage des mots ou seulement la recherche de la présence ou de l'absence des thèmes pourra révéler l'insuffisance ou l'ambiguïté de ceux-ci et inviter à remettre sur le métier la première part de l'ouvrage. Supposons cependant rempli l'un de ces vastes tableaux rectangulaires où l’œil de l'homme erre sans y relever de dessins mais que l'ordinateur convertit en graphiques ou en arborescences révélateurs d'associations et de similitudes. Voilà bien une étape parfaitement mécanisée. Mais aussitôt, la lecture des résultats certes soumise à de rigoureuses contraintes géométriques dans l'interprétation nous met devant le pas qu'il faut sauter des signes au sens. Elle nous renvoie aussi une fois de plus aux présupposés implicites des étapes antérieures révélant la distinction entre ce qu'on croyait uni, la multiplicité dans ce qu'on croyait un.
Nous conclurons que disposant désormais d'un outil de synthèse qui nous rend assimilables les plus amples compilations, nous devons nous efforcer de faire celles-ci aussi peu contestables que possible, accordant généreusement aux exigences de contrôle, multipliant surtout les grilles de compilation, attendant pour laisser courir notre pensée que V ordinateur ait fait son œuvre de condensation, rapprochant ici, éloignant là, accomplissant mécaniquement sur les signes ce que l'intelligence accomplit sur les sens selon cette formule scolastique : vis est intellectus animi semota conjungere et conjuncta disjungere. L'intelligence est une faculté de l'âme qui rapproche ce qui est éloigné et distingue ce qui est confondu. La part subjective du jugement ne pourra que subsister. Mais en se pliant aux surprises qu'offre le traitement mécanique d'un tableau qu'on avait empli sans le voir, on pourra si on s'y applique, échapper à soi-même.