Résumé
La phase économétrique, nécessaire à l’objectivation et à la quantification des disparités territoriales en matière de demandes d’expulsion locative et de décisions de justice, parvient à expliciter 65% de la variance du phénomène entre 2007 et 2014. La structure sociale, démographique et économique des territoires apparait déterminante. La cherté des loyers, l’importance du taux d’effort des locataires, la part des familles monoparentales, des ménages surendettés accentuent grandement le risque d’expulsion locative. L’impact de la crise économique, du renchérissement du coût du logement n’est toutefois pas évident. Les corrélations entre les taux d’assignation et l’évolution du chômage, du taux de pauvreté ou du niveau de vie ne sont pas immédiates. A l’issue de cette phase, 35% de la variance reste inexpliquée.
L’analyse qualitative de contextes départementaux « hors modèle », présentant un risque d’expulsion plus ou moins important par rapport au modèle prédictif, apporte des éléments de compréhension quant aux effets de structure (état de l’offre locative dans le parc social et privé, coût du logement...) et de jeux d’acteurs sur les dispositifs de prévention, les conditions d’assignation et la gestion de la phase contentieuse de l’impayé.
Il convient toutefois de mentionner le décrochage temporel entre les données ayant servi à l’établissement du modèle (2012) et l’actualité des territoires investigués. Le turn over des acteurs, la vie des dispositifs (réactivation, disparition) complexifient la réconciliation de la situation départementale avec les éléments de classification du modèle. Si la réconciliation en tous points est impossible, hors exception, les hypothèses formulées se trouvent néanmoins confirmées dans les grandes lignes.
Les départements aux taux d’assignation moindre (par rapport au modèle) tendent ainsi à présenter un contexte partenarial favorable à une approche « préventive » de l’impayé. Contexte caractérisé par un investissement relativement important et à un stade précoce des collectivités locales (portage de CLIL), en partenariat avec des bailleurs sociaux investis (collaboration avec les travailleurs sociaux), un tissu associatif plutôt dense et mobilisé. Les CCAPEX, plutôt anciennes, aux moyens plus conséquents que sur d’autres territoires (héritage des CDAPL), contactent les ménages entre l’assignation et l’audience (pratique rare dans notre échantillon).
Les départements aux taux d’assignation plus élevé tendent à présenter un contexte moins favorable à une approche « préventive » de l’impayé. Contexte caractérisé par un faible engagement des collectivités, un tissu associatif moins dense, une sensibilisation moindre des travailleurs sociaux, des CCAPEX moins « installées » et peu pourvues, n’intervenant que tard dans la procédure (au stade contentieux, parfois au commandement de quitter les lieux), une forte tension locative, des critères d’accès au FSL plus restreints.
L’analyse fine des interactions entre acteurs, du fonctionnement des dispositifs ne peut se réduire à ce rendu compte stylisé ayant pour visée l’explicitation des hypothèses portées par le modèle. Aucun des départements n’étant complètement congruent avec la catégorie d’analyse proposée. Au-delà de certaines aspérités inhérentes aux complexités de terrain et de positionnement d’acteurs, la question du choix et du sens des indicateurs est posée.
Deux départements illustrent la difficulté de ce choix et de l’interprétation des indicateurs retenus pour l’analyse. Le taux d’assignation n’est pas nécessairement le marqueur du défaut ou de la performance d’une politique de prévention de l’impayé. Le département retenu pour un taux d’assignation faible ne présente pas particulièrement de facteurs favorables (mobilisation décroissante de la CCAPEX, collectivités peu investies). Une moindre assignation serait l’indication du renoncement de petits bailleurs privés à la judiciarisation de l’impayé plus que la manifestation d’une politique de prévention particulière de l’impayé. En contrepoint, le fort taux d’assignation et de décisions d’expulsion ferme du second département serait davantage l’expression d’une politique préventive d’assignation plus qu’un désintérêt ou d’un « dysfonctionnement » partenarial.
Outre la nécessaire mais complexe tentative de validation des hypothèses portées par le modèle économétrique, les investigations de terrain permettent de rendre compte d’éléments de convergence quant à l’absence d’investissement de la phase précontentieuse.
La rareté des actions de prévention des impayés et de l’expulsion locative à un stade précoce est un des principaux enseignements de cette étude. Hormis les bailleurs sociaux, très peu d’acteurs investissent ce temps en amont ou post assignation. De fait, les ménages du parc social locatif apparaissent moins exposés aux risques d’expulsion même si les mutations dans le parc social semblent rares. La difficulté à évaluer les risques, à estimer les perspectives ou chances de rétablissement des ménages, le manque de moyens des CCAPEX pour un accompagnement à ce stade de l’ensemble des situations et, plus généralement, la mauvaise information des bailleurs privés sur les procédures sont les principaux motifs de cette vacance préventive.
L’intervention des CCAPEX, missionnées au titre de la prévention par décret en 2015 à un stade précoce de l’impayé, est fortement limitée par les moyens dévolus et par la reconnaissance sur certains sites des acteurs institutionnels. Les logiques institutionnelles tendent à prévaloir sur les logiques d’actions ou recommandations des CCAPEX. Par ailleurs, si les CCAPEX parviennent à faire établir les enquêtes sociales par la mobilisation de travailleurs sociaux à l’adresse des juges, très peu, voire aucun retour vers la CCAPEX ne sont mentionnés, ce qui peut s’avérer préjudiciable au suivi de situations et à l’accompagnement des ménages. De manière générale, la circulation de l’information et les modalités de collaboration entre partenaires ne sont pas aisées et ne contribuent donc pas à une juste appréciation des situations. La connaissance de prestations CAF récupérables pour l’assainissement de la situation financière ou de l’existence d’une procédure de surendettement nécessaire à l’établissement de plans d’apurement réaliste fait le plus souvent défaut.