Résumé
Depuis la fin du XlXè siècle, l’assistance sociale, puis le travail social avaient deux fonctions complémentaires. La première de ces fonctions, la fonction d’intégration, visait à socialiser les individus par une disciplinarisation de leurs conduites. La protection constituait la seconde fonction, et avait pour objectif d’assister matériellement et moralement les fractions les plus pauvres de la population. Ces deux fonctions ont organisé et structuré le champ de l’action sociale jusqu’à la fin des années soixante-dix et ont organisé le champ des professions autour de deux métiers emblématiques : celui de l’assistante sociale et celui de l’éducateur spécialisé.
Les mutations économiques en cours depuis une vingtaine d’années se traduisent notamment par une crise de l’emploi qui ne cesse de s’aggraver au fil des années. Le problème du chômage est certainement la partie la plus visible des retombées de ces mutations. Cependant, d’autres signes apparaissent de façon massive qui tendent à modifier la structure et l’organisation du travail. Le déclin de certains secteurs d’activité et la disparition d’emplois traditionnels côtoient l’émergence de nouveaux créneaux et de nouveaux emplois. La précarisation des emplois, les contraintes de productivité, les exigences de mobilité, le développement dans les années quatre-vingt de la prise en compte, moins des diplômes et des qualifications, que de l’individu et de ses compétences dans les critères de recrutement, constituent des éléments importants de compréhension des mutations en cours. Ces changements se traduisent dans le domaine des études et de la recherche par une redéfinition des concepts d’emploi, de métier, de profession, des approches renouvelées des emplois.
Au cours de cette période, le lien entre formation et emploi s’est distendu. La logique générale était qu’avec un diplôme donné on pouvait raisonnablement espérer un emploi correspondant, tant au plan de la qualification qu’au plan de la rémunération. Le monde de l’entreprise a rapidement changé cette façon de concevoir l’accès à l’emploi et l’évolution professionnelle. En recourant aux méthodes de gestion prévisionnelle des emplois, les entreprises ont tenté d’adapter les emplois aux nouvelles contraintes, aux nouvelles activités créées. Ces méthodes font largement appel à la notion de compétences. Elles mettent au cœur de la gestion des emplois la relation individu/emploi.
Le programme de recherche de la MIRE « Observer les emplois et les qualifications des métiers de l’intervention sociale », présente un intérêt évident à la suite des travaux que nous avons pu réaliser sur l’analyse de secteurs professionnels ou d’emplois. En effet, il se trouve que depuis une dizaine d’années les voix s’élèvent pour affirmer que les métiers du travail social ne sont plus adaptés à la situation sociale créée par les mutations économiques.
Certains auteurs estiment que les problèmes économiques de la société française ont bouleversé les modes d’intervention sociale et, par là-même, le paysage des métiers du social. De chocs pétroliers en mutations économiques, le nombre des personnes exclues de l’emploi a fortement augmenté. En conséquence, les publics de l’action sociale se sont élargis, et les missions se sont transformées.
« Hier, commente Jacques ION, le travail social avait pour mission de remettre durablement dans le peloton de la société salariale les laissés-pour-compte provisoires de la croissance. Aujourd’hui, il faut gérer, dans l’urgence, la masse des exclus d’une société de plus en plus inégalitaire ». Pour tenter de remédier au processus d’exclusion, l’Etat et les collectivités locales ont multiplié les dispositifs dans divers champs : l’action sociale (RMI, Loi Besson), l’insertion professionnelle (Mission locale, stages, insertion par l’activité économique) et les politiques territorialisées (Développement Social des Quartiers, Politiques de la Ville).
Ces dispositifs ont fait apparaître de nouveaux professionnels et de nouvelles logiques d’actions. Emergent alors des postes d’encadrement (chef de projet, chargé de mission...) à l’interface du politique et du technique pour le pilotage des différentes instances territoriales. Des emplois plus techniques apparaissent également (chargé d’insertion, agent de développement) qui permettent une articulation de l’offre et de la demande. Ces emplois semblent s’inscrire dans une conception nouvelle de l’intervention, qui ramperait avec le modèle professionnel psychopédagogique des travailleurs sociaux « traditionnels » (éducateur, assistant social, animateur).
En fait, aujourd’hui, il n’y aurait plus de vision claire du champ constitué par les différentes catégories professionnelles qui interviennent auprès des populations dites “ en difficulté ”. L’opacité est à la fois conceptuelle et méthodologique, qualitative et quantitative.
Les concepts ont évolué de l’assistance sociale à la lutte contre l’exclusion, en passant par l’insertion sociale et professionnelle. Ces glissements conceptuels provoquent une difficulté méthodologique à définir un champ homogène, un bornage clair qui pourrait se traduire dans une terminologie structurante et univoque comme l’a été l’appellation de « travail social » et de « travailleur social », même si les contours de ceux-ci sont toujours restés flous. L’opacité est qualitative dans la mesure où, les bornes étant repoussées, il est difficile de dire qui fait quoi et comment il le fait dans un champ indéfini et imprécis. Les modes d’actions changent, les actions individualisées des assistantes sociales et des éducateurs sont décriées, tandis que les approches plus globales et transversales sur des territoires donnés sont valorisées et développées. Dans ce tourbillon, ce bouillonnement, il est dès lors bien difficile de recenser, de chiffrer des professions et plus exactement des emplois qui apparaissent au gré des nouveaux besoins et des nouveaux modes d’intervention mis en oeuvre. Les emplois-ville (agent de développement local, chargé de mission insertion) et plus récemment certains des emplois nouveaux proposés par Martine AUBRY (agent de prévention et d’ambiance, agent de médiation, l’accompagnement et la réinsertion des détenus) participent à brouiller les repères dans ce secteur.
Le premier axe problématique de cette recherche concerne donc l’éclatement des métiers du secteur social et socio-éducatif, mais aussi la nature et l’organisation des emplois. Christian BACHMAN et Michel CHAUVIÈRE évoquent un développement de la division du travail dans le champ social. Ils distinguent deux niveaux, « le social de gestion » et le « social d’intervention », qui correspondent à une division hiérarchique (les professionnels de terrain et les concepteurs/commanditaires). Selon eux, cette organisation a été renforcée au fil des années par la décentralisation. J. ION souligne la hiérarchisation accrue des emplois par l’émergence, d’un côté des nouveaux postes d’encadrement et, de l’autre de « petits boulots du social » dans le cadre de la mise en œuvre des dispositifs. Au-delà de ces indicateurs de transformations de l’organisation du secteur, le rôle et la fonction des métiers sociaux changent. Jean-René LOUBAT estime qu’ « à l’heure actuelle, le travailleur social est un professionnel qui assure une prestation de service à caractère social ». Ce positionnement du travailleur social comme prestataire de service constitue un véritable « choc culturel » qui doit conduire selon lui, à une remise en cause des formes d’action classiques. Ces deux hypothèses, celles d’une hiérarchisation des fonctions et celle de l’introduction d’une logique de prestation de service dans laquelle le rapport coût/qualité de la prestation deviendrait dominant, pourraient bien s’articuler avec la vision d’un secteur comme étant celle d’un marché « ouvert » dans lequel les niveaux de formation structureraient ce secteur plus que les diplômes professionnels.
Un deuxième axe problématique est centré sur les compétences des professionnels. L’hypothèse de la diversification des emplois du social amène à renouveler l’analyse de la relation emploi/compétences. A cette occasion, il n’est pas inutile de s’interroger sur l’utilisation du vocable « nouveaux métiers du social ». Et cela pour deux raisons. La première parce que l’utilisation du terme métier à la place d’emploi, opère un glissement de sens qui participe aux transformations du champ professionnel. La deuxième parce que l’un, le métier, porteur d’une identité socioprofessionnelle marquée, voire d’une histoire et d’une culture spécifiques, mêle intimement l’activité professionnelle à tout un corpus de connaissances, de compétences et de comportements, l’autre, l’emploi est associé à un processus de parcellisation des tâches et à une division hiérarchique et fonctionnelle du travail. Or, la mise en perspective historique de l’assistance sociale et de l’éducation spécialisée montre de fait l’importance du diplôme et des compétences individuelles comme éléments d’identité professionnelle et de reconnaissance sociale de ces « emplois » en tant que métiers. Les transformations évoquées précédemment dans ce champ professionnel sont donc un enjeu important. La légitimité du diplôme et de la qualification pourrait être remise en cause par des pratiques nouvelles de gestion des emplois et des compétences. Notamment parler de « métiers » pour des emplois qui ne requièrent aucune certification reconnue dans le secteur professionnel participe certainement au « malaise » de celui-ci.